la revue
AH ! NANA
Kelek, “Faits divers”, Revue Ah ! Nana, N°2, 1977
AH ! NANA,
une véritable précurseure
Avec neuf numéros publiés entre octobre 1976 et septembre 1978, la revue Ah ! Nana rend visibles les revendications féministes de son époque par la bande dessinée. Elle ose traiter des sujets controversés, voire tabous, tels que le retour du nazisme, l’avortement, le sexe et les petites filles, l’inceste, la pornographie infantile, le sado-masochisme, l’homosexualité, la transexualité…, dévoiler la violence envers les femmes et la misogynie dans multiples situations de la vie publique, considérer les “hommes” comme un thème à traiter isolement (ce qui se fait systématiquement avec les femmes depuis longtemps) ou discuter sur les effets de la mode dans la société.
Sans être une publication ouvertement féministe, elle est pourtant engagée et dénonciatrice des inégalités de genre en France. Ce positionnement se traduit souvent dans un registre ironique, de satire et de parodie. Une certaine insolence et un ton clairement provocateur apparaissent dans les couvertures et les quatrièmes de couverture de cette revue marquante.
Véritable précurseure dans son genre, Ah ! Nana est dirigée et réalisée quasi entièrement par des femmes, gravitant autour de ce qu’on appelle la “condition féminine”. Si elle n'est pas exemptée des impératifs masculins, étant éditée par Les humanoïdes associés, le rédacteur était une rédactrice en chef : Janic Guillerez. Cette dernière était coloriste et collaborait à la maquette de la revue Métal Hurlant, dirigée par son mari, Jean-Pierre Dionnet.
Le contenu se compose d'articles et de bandes dessinées, incluant notamment des portraits de femmes ayant une certaine reconnaissance dans des domaines monopolisés par des hommes, comme la littérature, le rock ou le cinéma.
Kelek, Revue Ah ! Nana, N°1, 1976 quatrième de couverture.
Sa genèse
Ah ! Nana est située dans le contexte historique et culturel européen des années 1970. Elle se fait écho du mouvement féministe de l’époque, notamment le Mouvement de Libération des Femmes (MLF). La publication Sorcières, revue de création littéraire féministe, créé et dirigée par Xavière Gauthier, dont le premier numéro se publie en janvier 1976, inspire aussi le format de la revue, notamment par le choix éditorial de consacrer chaque numéro à l’exploration d’une thématique différente.
Tous les numéros de sorcières en ligne par ici.
Les créatrices de Ah ! Nana sont inspirées par les mouvements artistiques féministes des États-Unis, plus en avance que la France. Plusieurs autrices de comics déjà publiées dans des revues mixtes, se regroupent et commencent à produire en collectif. En 1970 apparaissent It Ain’t Me Babe, la première revue de BD entièrement féminine, de même que Wimmen’s comix. En 1971, paraît All Girl Thrills et en 1972 Girl Fight Comics et Tits and Clits. Ce mouvement doit beaucoup à la figure de Trina Robbins, autrice, écrivaine et théoricienne. Elle réagit vis-à-vis de l’abondance de productions sexistes et misogynes dans l’underground masculin, connu pourtant par son ouverture d’esprit et sa volonté expérimentale.
Cécilia Cuapana, Revue Ah ! Nana, N°1, 1976
À part la BD, le roman-photo était un genre récurrent dans la revue. Ici, la merveilleuse séquence de Couetsh Bousset et Françoise Alto.
Les femmes dans la bande dessinée
Quand Ah ! Nana commence à paraître, une seule dessinatrice connaît véritablement du succès dans le milieu de la bande dessinée en France : Claire Brétécher, l’une des principales autrices de l’histoire de la BD française. Le constat de la pénurie de femmes donne naissance dans la revue à une rubrique intitulée “Histoire de la BD féminine” où sont présentées des autrices internationales : l’anglaise Marie Duval, la finlandaise Tove Jansson, l’italienne Grazia Nidasio, les états-uniennes Shary Flenniken, Dalia Messick et Fanny Young Cory.
En effet, publier de la bande dessinée pour une femme en France dans les années 1970 est un véritable parcours de combatante. Elles n’ont pas la légitimation et sont victimes de diverses résistances et discriminations dans un milieu de la BD machiste et quasi exclusivement masculin.
Ah ! Nana se pense comme un espace pour la visibilisation des créatrices. La sélection de bandes dessinées que la revue nous présente montre un large éventail de la création féminine de l’époque, avec des autrices remarquables et reconnues aujourd’hui comme Chantal Montellier et Florence Cestac, des véritables génies qui ont honteusement manqué de reconnaissance comme Nicole Claveloux ou Keleck ainsi que des autrices versatiles et étonnantes comme Cécilia Cuapana et Marie-Noëlle Pichard. C’est un espace de liberté qui donne de la place autant aux militantes féministes qu’aux autrices et femmes non activistes.
Elles étaient quelques dessinatrices, coloristes et journalistes à se plaindre réciproquement de devoir assumer les fantasmes masculins déguisés en règle d’or de la presse. Nous passâmes aux actes esquissant une idée de journal. Huit jours plus tard, le projet faisait boule de neige. Un mois encore et c’était une avalanche. Les Humanoïdes bourrés de soupçons offrirent leur imprimeur. Merci quand même (...) Pour vous, en effet, des femmes se raconteront : par la plume ou le pinceau, et hors de toute contrainte (...) Ne vous étonnez point de découvrir en une seule fois autant de dessinatrices. On recense officiellement cinquante en France, mais nous sommes certaines que vous êtes bien plus nombreuses. Mesdames, nous vous attendons.
Éditorial, N° 1, 1976
Trina Robbins, “Lulu goes to Paris”, Revue Ah ! Nana, N°5, 1977
Cécilia Cuapana, “Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour”, Revue Ah ! Nana, N°2, 1977
Marie-Noëlle Pichard, "Hercule et Omphale”, Revue Ah ! Nana, N°2, 1977
Cécilia Cuapana, “Visite inattendue", Revue Ah ! Nana, N°3, 1977
Kelek, “Faits divers”, Revue Ah ! Nana, N°4, 1977
Le fin
de Ah ! Nana,
victime
de discrimination machiste
En 1978, une commission de “contrôle et surveillance” (loi n°49-956, 16 juillet 1949), exerçant la censure sous prétexte de protection de la jeunesse, tombe sur le numéro 9, avec son dossier consacré à l’inceste, le jugeant pornographique. Suite à cela, la revue n’est plus présente dans les rayons des librairies et elle est présentée dans les rayons pornographie des kiosques de presse, ce qui entraine son échec commercial.
Il s’agit d’un acte de discrimination envers une publication dirigée par des femmes. En effet, son contenu n'est pas plus provocateur que celui des publications contemporaines faites par des hommes, souvent violentes et machistes, n’ayant pas connu le poids de cette mesure.
Liz Bijl, Couverture, Revue Ah ! Nana, N°9, 1978
Revue Bodoï. Toute la bande dessinée, N° 30, 01/05/2000.
Ancienne étudiante de l’Ecole des beaux-arts de Saint-Etienne, alors première école de France, Chantal Montellier est l’une des grandes dames du 9e art. Professeur d’art plastiques en collèges, lycées et à l’université Paris VIII où elle anime un atelier pratique, elle intègre le milieu de la bande dessinée par le biais du dessin de presse politique. Alors seule femme à exercer dans la profession, elle publie d’abord dans Combat syndicaliste puis dans divers autres journaux (L’Humanité, Révolution, La Nouvelle critique, Politis, l’Unité... L’Internazionale, en Italie).
Ses débuts dans la bande dessinées sont marqués par ses collaborations avec Charlie Mensuel, Métal Hurlant, Ah ! Nana... Après avoir signé plusieurs albums dystopiques très remarqués chez les Humanoïdes associés, celle qui milite pour la cause des victimes d’un monde déshumanisé se consacre quelques années à l’écriture et à des ateliers de création auprès des scolaires, des gens des quartiers et des détenus.
Avec “Les Damnés de Nanterre”, elle revient à la bande dessinée politique en mettant en scène un fait de société important des années 90, et ses deux principaux acteurs, Florence Rey et Audry Maupin. Plusieurs fois nominé et primé, l’ouvrage lui vaut d’être sélectionné pour le prix du meilleur album au Festival d’Angoulême. Son adaptation du “Procès” de Kafka, en collaboration avec David Zane Mairowitz, biographe incontournable de l’auteur pragois, est traduite en une trentaine de langues.
Chantal Montellier est également l’auteure de plusieurs recueils de nouvelles, dont l’impressionnant “Voyages au bout de la crise”, et de deux romans. Le premier, paru dans la célèbre série du “Poulpe”, est intitulé “La Dingue aux marrons” ; le second, publié en 2017 aux éditions Goater s’intitule “Les vies et les morts de Cléo Stirner”. Une adaptation cinématographique de son album “Shelter market”, publié en août 2017 par Les Impressions nouvelles, est en cours de développement.
Chantal Montellier est aussi la fondatrice de l’association et du prix Artémisia qui récompense les femmes bédéastes. Artémisia fêtera son quatorzième anniversaire en janvier 2021.
L’engagement politique de Chantal Montellier et son franc parler ont valu à cette pionnière du 9e art, l’une des rares femmes de ce milieu, d’être trop souvent marginalisée, voire, occultée. Mais son œuvre, aussi riche et puissante, que cohérente, ne peut pas être passée sous silence.
TG